Le Choix de Sophie !

Am Stram Gram...

Enfants, beaucoup d'entre nous ont sans doute participé à ce jeu stupide qui consiste à se poser  des questions auxquelles il est impossible de trouver des réponses. "Tu préfères avoir une jambe en mousse ou un bras en bois ?", "Tu préfères être aveugle ou sourd ?", "Tu préfères avoir du vernis à ongles sur les dents ou pas de genoux ?", "Tu préfères perdre ton père ou ta mère ?"...Quelle idée saugrenue que de s'imposer de tels questionnements dans l'enfance ! D'où nous  vient cette envie irrépressible de venir chatouiller nos valeurs morales ?

En pleine crise covidienne, les professionnels de santé et plus particulièrement les médecins sont amener à faire des choix éthiques dramatiques. Par manque de lits et de matériels, ils sont parfois contraints de choisir qui de Pierre ou de Paul pourrait être sauvé ? Autrement dit et pour plagier la formule chère à notre enfance :  "Tu préfères intuber Pierre, 72 ans, hypertendu et obèse ou plutôt Paul, 79 ans, diabétique et insuffisant rénal ?".

Am Stram Gram, pic et pic et colégram, bourre et bourre et ratatam,  Am stram gram - Plouf, plouf, ce sera toi qui sera ré-a-ni-mé...Pierre a gagné le droit de s'en sortir...  enfin peut-être, Paul a malheureusement perdu...

Entre Utilitarisme et Dilemme du Tramway !

Fin mars 2020 , Marc Noizet, patron des urgences du CHU de Mulhouse, s'exprimait au sujet de la vague d'hospitalisations en réanimation dans son établissement. "J’ai de grandes craintes pour les trois jours à venir. Je ne sais pas comment on va tenir ce week-end car nous en intubons plus chaque jour....Au-delà de 75 ans, avec ou sans comorbidité, on n’intube plus...C’était une nécessité, ce choix" a-t-il affirmé lors d'une conférence "Covid19" réunissant  pas moins de 600 urgentistes.

Les soignants sont donc aujourd'hui confrontés à des choix éthiques identiques à ceux que leurs collègues ont dû faire en temps de guerre, périodes durant lesquelles le "triage" était essentiel dans la prise en charge des blessés. Cette application rationnelle des ressources au bénéfice du plus grand nombre rappelle la doctrine de l'utilitarisme théorisée par le philosphe anglais Jeremy Bentham au début du 19ème siècle. L'utilitarisme, du latin "utilitas" qui signifie utilité, intérêt, avantage, profit est un principe basé sur la morale et l'éthique. Il est  fondé sur le principe qu'en législation et en morale, on ne doit admettre d'autre règle que l'utilité visant au bien-être du plus grand nombre.

On peut également rapprocher ce choix déchirant au "dilemme du tramway" théorisé en 1967 par Philippa Foot, philosophe britanno-américaine. Dans cette expérience, un tramway fou dont les freins ont lâché se dirige à toute allure vers un groupe de cinq personnes. En changeant d'aiguillage, la possibilité de dévier sur une voie parallèle où il n'y a qu'un seul piéton vous est donnée. En sachant que quelle que soit l'option choisie, vous commettrez un ou plusieurs homicides, allez-vous sacrifier une personne pour en sauver plusieurs ?   Comment allez-vous vous vivre cet écartèlement entre votre morale judéo-chrétienne (Tu ne tueras point !) et l'absolue nécessité de prendre une décision rationnelle liée à la notion de bénéfice/risque ? Ne pas pouvoir sauver le monde implique-t-il de devoir faire des choix ? Comment prendre en charge ceux qui ont perdu à la roulette du "Je t'intube si tu as moins de 75 ans..." ? Comment regarder droit dans les yeux des patients conscients, évincés de la cohorte des admis en réanimation  ? Comment ne pas culpabiliser ? Comment panser ses plaies ?...

Entre Styron et Corneille...

A propos de cette situation terrible que vous vivons actuellement,  Olivier Bonnewjin, prêtre, enseignant à la Faculté de théologie jésuite de Bruxelles parle de "difficulté crucifiante de la pénurie". Géraldine Texier, médecin en soins palliatifs, parle, quant à elle, non pas de tri mais de "chances du patient de s'en sortir." Les mots-pansements adoucissent l'inacceptable peut-être...

Cet "insupportable" prend tout son sens dans l'expression "le choix de Sophie" tiré du titre éponyme d'un roman de William Styron publié en 1979. Cette formule est utilisée pour exprimer un dilemme cruel et tragique entre deux options insoutenables où se mêlent cruauté, honte et culpabilité.

Dans ce récit qui se situe en 1947 à Brooklyn, Sophie une polonaise catholique rescapée des camps de concentration, partage avec son amant Stingo les souvenirs douloureux de son internement à Auschwitz jusqu'à lui avouer la plus terrible des décisions qu'elle ait dû prendre. Le jour de son arrivée au camp, un médecin lui a demandé de choisir qui de ses deux enfants pourrait survivre. Sa fille ou son fils ?  La mort dans l'âme, Sophie se résout à sacrifier sa fille Eva âgée de sept ans immédiatement envoyée dans une chambre à gaz. Son fils survit. Elle tentera alors vainement de séduire le commandant d'Auschwitz pour lui permettre d'intégrer le programme eugéniste Lebensborn (En Pologne, des dizaines de milliers d'enfants dits "racialement valables" auraient été littéralement enlevés pour être germanisés). Sophie ne connaîtra jamais le destin de son enfant..."Le choix de Sophie", grand thème du dilemme cornélien, remporte le National Book Award en 1980. L'oeuvre est adaptée au cinéma par Allan J. Pakula en 1983 avec Meryl Streep oscarisée dans le rôle principal.

Citation :

"Je me sens tellement coupable de toutes les choses que j’ai faites là-bas. Et même d’être encore en vie. Cette culpabilité est quelque chose dont je ne peux pas et je pense que je pourrais jamais me délivrer … Je sais que je ne m’en délivrerai jamais. Jamais. Et parce que je ne pourrais jamais m’en délivrer, c’est peut-être la pire chose que les Allemands m’aient laissée."

Les soignants sortiront-ils indemnes de ce traumatisme ?...

La Seringue.

https://www.bastamag.net/Reanimation-respirateur-intubes-infirmiere-CHU-Nancy-service-covid-ARS-suppression-de-postes?fbclid=IwAR3T3ZW_WTVONIPvmvn8bb3pIbUpaLKMQE64CgpZH5xk3gr6bwYOGyb8UGo

 http://www.leparisien.fr/societe/coronavirus-decider-de-qui-va-vivre-ou-mourir-cela-laisse-des-traces-indelebiles-04-04-2020-8294097.php&utm_source=facebook&utm_medium=cpc&utm_campaign=premiumavril2020&utm_content=ID8294097?fbclid=IwAR2l4b3IEkxMifBBwa0z3TRjJOLg9JKWs7crC3PL5RZNxtfLEMH1oqhmChk

https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-les-choix-dramatiques-des-urgentistes-alsaciens-6788111

https://www.cairn.info/introduction-a-l-ethique--9782130632610-page-65.htm

https://centenaire.sofcot.net/medias/files/fichiers/rigal3.pdf

https://www.lemonde.fr/passeurdesciences/article/2011/12/05/tueriez-vous-une-personne-pour-en-sauver-cinq_5986145_5470970.html

http://www.lavie.fr/actualite/bioethique/le-tri-des-patients-du-coronavirus-ce-difficile-choix-ethique-24-03-2020-104855_394.php